Timthumb 1, René Maran

Article de Jean-Jacques Rabearivelo

ENQUÊTE SUR LES PRIX GONCOURT

 

 

Notre confrère parisien, La Pensée latine, a demandé au monde des lettres de répondre aux deux questions suivantes :

1°- Quel est parmi les titulaires du Prix Goncourt[27] d’après-guerre celui qui vous paraît devoir être placé avant tous les autres, pour les seuls mérites de son œuvre tant en ce qui concerne les qualités propres de cette dernière que l’esprit l’ayant inspiré ?

2°- Quelle est l’œuvre qui, honorée du prix Goncourt depuis la fin de la guerre, vous paraît, pour les mêmes raisons, avoir été la moins digne de ce prix ?

 

Notre ami J. Rabearivelo a répondu en ces termes :

 

I.- En 1921, en couronnant Batouala[28], l’Académie Goncourt, déjà révélatrice d’un Nau et d’un Pergaud[29] (pour ne citer que les grands morts), rendit de grands services aussi bien aux Lettres qu’à l’Humanité. René Maran, un homme de couleur qui avait reçu une éducation latine, n’était alors connu, et encore d’une élite relativement restreinte, que comme poète.

Ce poète vivait en dehors de toutes coteries et ne se souciait guère de la publicité. C’est, sans doute, le préjugé qu’il savait voué à sa race dite inférieure qui l’acculait dans cette excessive modestie ; peut-être aussi l’illusion qu’il se donnait de n’être pas encore arrivé à la hauteur de sa tâche, et sa brûlante soif de se perfectionner. Une perpétuelle recherche qui a déjà été louée par son ami Léon Bocquet, dans la préface du Petit roi de Chimérie[30], et sur laquelle nous n’avons pas longtemps à revenir ici.

Mais tout cela pour dire qu’il ne comptait guère avoir le Prix, et moins encore ne le souhaitait. Nous savons que c’étaient ses managers en France qui, ayant conscience de la beauté de son œuvre, avaient soutenu la lutte. Nous savons aussi qui étaient ces hommes et avons la pesée de leur valeur intellectuelle.

Qu’y avait-il donc de si beau, de si intéressant dans Batouala pour que ces parfaits lettrés, obéissant moins à l’amitié qu’à la conscience littéraire, prissent tant de mal pour qu’on le distinguât ? Et pourquoi les Dix ont-ils ratifié ces suffrages[31] ?

La raison nous en est donnée, et pour longtemps encore, quand nous refeuilletons ce mince petit livre de 189 pages : Voici l’avertissement où l’auteur raconte, avec une douleur revêtue de sérénité, les faits sommaires de son œuvre : « Ce n’est pas un livre de polémique ». Oui, mais « il vient à son heure ». Ce qu’il renferme, ce qu’il va révéler, c’est un réquisitoire passif contre la Civilisation. Il s’y réclame d’un autre homme de couleur, qui est un sage. Il y plaint l’Humanité qui se détruit, et cela au nom d’une Humanité qui […][1].

Comme sous-titre, pour les badauds, René Maran écrit : Véritable roman nègre. On a laissé entendre qu’il l’est plus par son style que par son intrigue. J’estime cette appréciation éminemment saugrenue. Le français dans lequel est écrit Batouala, encore qu’un peu précieux – voire prétentieux à cause de son rutilant archaïsme (et, mon Dieu, est-il encore beaucoup de Français nés pour manier ces expressions tombées en désuétude aussi savamment que l’a fait Maran ?!) – est excellent.

Quand je songe que cette pureté de langage sert à nous révéler une sensibilité nouvelle et restitue à l’Humanité une part d’elle-même méconnue, quand je sais surtout que tant d’efforts réalisés ont été couronnés par les Goncourt, je crois avoir répondu à la première question.

II.- L’œuvre couronnée qui est la moins digne du prix ? – Il est malaisé de s’y prononcer, surtout en se rappelant qu’on nous donna le vin et le miel épais qu’est la prose proustienne[32], le sel de la terre qui nourrit Nêne[33], le verbe souple et musclé du polémiste Béraud[34], l’ombrage touffu – à l’abri d’un orage – de Fabre[35] – et, tout dernièrement, l’image prise sur le vif – ce vif toujours le même, mais qui paraît ici, grâce à l’on ne sait qu’elle magie, très nouveau… un poncif dans le poncif… par l’humaniste, l’autodidacte Thierry Sandre[36].

On me fera remarquer un oubli : Ce livre tourmenté et malade intitulé : Civilisations (sic), qui a fait depuis sa parution une sorte d’école (et je ne citerai qu’un nom : Jeanne Galzy[37])… Oui, Duhamel[38]… Mais je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi les Dix, au sortir même du carnage et du martyre, nous ont offert, comme délassement, cette torture – laquelle, certes, n’est pas sans mérite… ne serait-ce que celui de pouvoir nous endormir pour effacer la lente figure de la hantise !

 

J.-J. RABEARIVELO.

 

Tapuscrit inédit.

 

 

[1] Dans le tapuscrit, la feuille est ici déchirée et il manque trois lignes.