René Maran et les paradoxes de la question nègre
(Intervention d’André Lucrèce)
Un jour donc de décembre 1921, René Maran remporte le prix Goncourt au cinquième tour de
scrutin grâce à la voix du président du jury Gustave Geoffroy. Le roman qui est l’objet de ce
triomphe s’intitule Batouala, véritable roman nègre.
La question nègre était donc posée. Ceci par une problématique que Sartre va synthétiser en
1948 dans son texte Orphée noir, de la manière suivante, je cite : « Qu’est-ce donc que vous
espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner
vos louanges ? » Plus d’un demi-siècle auparavant, un Nègre – ce mot signifiant un Homme
dans son pays d’origine – publiait en 1885 un livre de 660 pages intitulé De l’égalité des races
humaines, livre qui répondait aux thèses de Gobineau et à son livre Essai sur l’inégalité des
races humaines.
Ce Nègre c’est Anténor Firmin, anthropologue haïtien, membre de La Société d’Anthropologie
de Paris au sein de laquelle, poussé, dit-il, « par la soif de la vérité et le besoin de lumière » il
mène une bataille acharnée afin de faire admettre l’égalité des races. Il fustige toutes les
affirmations à l’emporte-pièce, telle celle de Kant qui prétendait ceci : « Les Nègres d’Afrique
n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au-dessus de l’insignifiant », lui préférant
l’affirmation d’Humboldt : « En maintenant l’unité de l’espèce humaine, nous rejetons par une
conséquence nécessaire la distinction désolante des races supérieures et des races inférieures ».
Anténor Firmin dénonce alors la hiérarchisation factice des races humaines, ainsi que la fable
des nations barbares car il sait que ce sont ces éléments qui fondent la volonté enthousiaste et
extravagante des monarques des nations dites supérieures de coloniser le monde.
Dix ans plus tard, en 1895, William Dubois, obtenait son doctorat après des études à Harvard.
Cet écrivain et sociologue afro-américain, auteur entre autres livres de l’essai Les âmes du
peuple noir, n’avait comme préoccupation que la lutte contre le racisme et pour l’égalité. Cet
homme, qui écrivait « Dans mon propre pays, pendant presque un siècle, je ne fus rien qu’un
nègre », sera lui-aussi considéré comme un des précurseurs de la Négritude.
Au moment où est publié le livre d’Anténor Firmin en 1885, date de la seconde conférence de
Berlin qui prépare le partage de l’Afrique par les nations européennes, Jules Ferry donne raison
à l’anthropologue haïtien en déclarant le 28 juillet à la Chambre des députés : « Il y a un droit
des races supérieures vis-à-vis des races inférieures ». « Si nous avons le droit d’aller chez ces
barbares, c’est parce que nous avons le devoir de les civiliser. (…) Il faut non pas les traiter en
égaux, mais se placer au point de vue d’une race supérieure qui conquiert. » Renan de son côté,
en 1871, avait déjà établi une loi générale : « une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre,
une race de maître et de soldats, c’est la race européenne. » (E. Renan, Réforme intellectuelle
et morale, 1871)
C’est donc l’application de ces doctrines que découvre René Maran dans sa mission africaine.
Il fait connaissance en Afrique avec ce qu’un auteur a appelé « la république raciale », il
dénonce la politique coloniale en Oubangui-Chari – aujourd’hui République Centrafricaine –
et pas seulement dans la fameuse préface de Batouala. Le roman lui-même, qu’il qualifie de
roman « tout objectif » pose une critique de la rhétorique prétentieuse des blancs et de leur
manière de vivre, critique qui va jusqu’à leur propreté corporelle douteuse (« la moindre
ablution leur fait horreur » est-il écrit). A l’opposé, il y a Batouala, le chef, je cite : « digne de
respect et de gratitude », « jamais un mot plus haut que l’autre, sauf quand il s’en prenait aux
blancs ».
Et puis, bien sûr, il y a la préface dans laquelle la liberté de ton permet à Maran d’exprimer
pleinement sa critique de la république raciale et coloniale : « Civilisation, civilisation, orgueil
des Européens, et leur charnier d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour, à
Tokyo, a dit ce que tu étais ! Tu bâtis ton royaume sur des cadavres ». S’adressant à l’Europe,
il affirme : « Tu te meus dans le mensonge. » « Tu es la force qui prime le droit ». « La question
nègre est actuelle ». « La large vie coloniale, si l’on pouvait savoir de quelle quotidienne
bassesse elle est faite, on en parlerait moins, on n’en parlerait plus. Elle avilit peu à peu ».
Mais nous avons déjà ici le premier paradoxe de « la question nègre » énoncée par Maran.
Celui-ci ne semble avoir pas compris que les faits qu’il dénonce relèvent d’une politique
coloniale et raciale assumée, qu’aucune mission d’inspection ne saurait remettre en cause.
Surtout que Maran présente ses propres dénonciations comme l’exigence de son « devoir
d’écrivain français ». Et c’est bien là le problème. Quand il s’adresse à, je cite, ses « frères en
esprit, écrivains de France » pour lutter contre ce qu’il appelle « les négriers », il affirme alors :
« La France le veult ». Grave erreur.
Erreur que ne commet pas Fanon qui énonce clairement, se référant à Alan Burns, auteur du
livre Le préjugé de race et de couleur, les données du problème : « Le préjugé de couleur n’est
rien d’autre qu’une haine irraisonnée d’une race pour une autre, le mépris des peuples forts et
riches pour ceux qu’ils considèrent inférieurs à eux-mêmes ». Et c’est alors que Fanon fait la
démonstration de toute une commodité d’images s’agissant du nègre. Je n’en citerai qu’une,
pour ne pas allonger, celle produite par Michel Cournot, revenant d’un voyage en Martinique :
« L’épée du noir est une épée. Quand il a passé ta femme à son fil, elle a senti quelque chose.
C’est une révélation. Dans le gouffre qu’ils ont laissé, ta breloque est perdue. » Formulation
poétique d’un préjugé qui continue de circuler aujourd’hui encore, faisant du nègre une brute
sexuelle. A cette vision s’ajoute, dans la Caraïbe anglophone, la perception de ce dernier comme
un Quashee, c’est-à-dire un individu oisif qui se satisfait « de ses besoins élémentaires, vivant
dans un état de semi-nature, dans la profusion tropicale, entre la sieste et le rhum ». (P.
Singaravélou, Les empires coloniaux, XIXème-XXème siècle.)
J’ai évoqué la formulation poétique, je voudrais ici qu’on écoute Césaire : « Le mot nègre, ditil, sorti tout armé du hurlement d’une fleur vénéneuse », mais « et comme le mot soleil est un
claquement de balles et le mot nuit un taffetas qu’on déchire le mot nègre dru savez-vous du
tonnerre d’un été que s’arrogent des libertés incrédules ». Cela est d’un tout autre registre que
celui de René Maran. Car ces propos poétiques évoquent non seulement les rébellions passées,
mais ils annoncent également les révoltes à venir.
Maran, lui, n’est pas dans l’agenda des révoltes. Il implore la France coloniale de renoncer au
colonialisme. Alors que Césaire, notamment dans le Discours sur le colonialisme, construit un
mémoire des « équations malhonnêtes », telles « christianisme = civilisation, paganisme =
sauvagerie, d’où ne pouvaient que s’ensuivre d’abominables conséquences colonialistes et
racistes » dont le nègre est la victime toute trouvée. Il dénonce ceux qui justifient la
colonisation : les Saraut, Barde, Muller, Renan, il fait l’éloge des vieilles civilisations africaines
et surtout il cite Frobénius qui, parlant des nègres, affirme : « Civilisés jusqu’à la moelle des
os ! L’idée du nègre barbare est une invention européenne. ». Et tout cela bien sûr annonçait le
concept de négritude, concept avec lequel René Maran, quand bien même Senghor avait fait de
lui un des précurseurs de cette notion, a pris une indiscutable distance, considérant qu’une telle
notion ouvre la voie à un essentialisme qu’il ne partageait pas.
Césaire, lors de la conférence de Miami, répondant à René Maran et à tous ceux qui critiquaient
cette notion, précisera les choses en 1987 dans l’exposé connu comme le Discours sur la
Négritude : « La Négritude, dit-il, à mes yeux, n’est pas une philosophie. La Négritude n’est
pas une métaphysique. La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers. » (…)
La Négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit. Elle est sursaut, et sursaut de
dignité. Elle est refus, je veux dire refus de l’oppression. Elle est combat, c’est-à-dire combat
contre l’inégalité. Elle est aussi révolte. » Certes, cette dimension insurrectionnelle est chez
Césaire essentiellement spirituelle, discursive et poétique, mais elle est, en tout cas, radicale.
A l’opposée de cette posture du nègre révolté, il y a celle de René Maran qui voudrait être Un
homme pareil aux autres, titre d’un de ses romans que Fanon analyse, d’autant qu’il qualifie
cette œuvre d’autobiographie. A travers cette lecture fanonienne qui cherche à rendre compte
d’un modèle mental dans le champ de l’altérité, l’unité JeanVeneuse-René Maran se révèle être
d’une complexité phénoménale, je cite Fanon :
« Il en arrive à se demander s’il n’était pas trahi par tout ce qui l’entourait, le peuple blanc ne
le reconnaissant pas pour sien, le noir le reniant presque. » Et quand Fanon fait parler Maran, il
s’exprime ainsi : « Je pense en français, ma religion est la France. » Faisant appel à la névrose
d’abandon, Fanon conclut : « Il cherche la tranquillité, la permission dans les yeux du blanc
(…) Jean Veneuse, alias René Maran n’est ni plus ni moins qu’un abandonnique noir. »
Au-delà de cette sanction sévère, Fanon, qui ne craint guère les antithèses brutales, souligne
dans Peau noire masques blancs cette identification essentielle à propos de la question nègre :
« Si la structure psychique, dit-il, se révèle fragile, on assiste à un écroulement du Moi. Le noir
cesse de se comporter en individu actionnel. Le but de son action sera Autrui (sous la forme du
blanc), car Autrui seul peut le valoriser. » Ceci aussi est une des dimensions de la stature fragile
du Nègre que de chercher la considération, de la faire valider en quelque sorte par autrui.
En réalité, ce que Maran a appelé « la question nègre » découle à l’évidence du dessein colonial
qui produit l’idée fanatique de la supériorité raciale et le dogme de la pureté raciale. Il n’est pas
inintéressant d’interroger l’étymologie du mot race : razza en italien renvoie à la lignée. Aux
Antilles, la traite et l’esclavage produisent très tôt du métissage et en particulier des « Hommes
de couleur libres ». A ces derniers et aux esclaves, on a pendant longtemps demandé qu’ils
restent à leur place, dans le cas contraire des sanctions étaient d’ailleurs prévues.
Interrogeant l’étymologie à propos de la stature du nègre, stature du latin stare signifiant « se
tenir debout », cela m’amène à évoquer cette option césairienne du Cahier d’un retour au pays
natal : « Et elle est debout la négraille (…)
Plus inattendument debout
Debout dans les cordages
Debout à la barre
Debout à la boussole
Debout à la carte
Debout sous les étoiles
Debout et libre. »
D’où je déduis que pour le Nègre la seule stature qui vaille, c’est d’être debout.