Blaise Diagne, René Maran

Contexte et précisions sur le roman

Résumé de l’ouvrage

Batouala, grand chef du pays banda, excellent guerrier et chef religieux est rattrapé par le temps. Le récit suit ses considérations ordinaires, comme celle de savoir si se lever vaut la peine, mais présente aussi son point de vue personnel sur la colonisation, la coutume et la vie en général. Alors qu’il est responsable d’une importante cérémonie, il doit dorénavant se méfier d’un concurrent amoureux en la personne du fougueux Bissibi’ngui qui cherche à séduire sa favorite, Yassigui’ndja. Au terme de tensions consécutives à la mort du père de Batouala lors de la fête des « Ga’nzas », Yassigui’ndja se voit attribuer la mort de celui-ci, hâtant ainsi le projet d’assassinat que Bissibi’ngui nourrit à l’encontre de son rival. C’est finalement au moment de la chasse que Batouala se voit porter le coup fatal par la griffe d’une panthère. À la suite de cette blessure, Batouala agonise longuement et est témoin de la dilapidation de ses biens ainsi que du départ de ses femmes, dont sa favorite fuyant avec Bissibi’ngui.

Personnages

  • Batouala. Personnage principal, il est chef de plusieurs villages, grands chasseurs, guerrier et aux nombreuses conquêtes. Il est l’un des plus grands critiques des colons dans le livre et défend la coutume ainsi que la tradition.
  • Yassigui’ndja. Favorite de Batouala, intelligente belle et fidèle joue un rôle central dans le récit. Malgré l’affection qu’elle porte en son mari et ce en tolérant parfaitement sa pratique polygamique, elle finit par s’éprendre de Bissibi’ngui plus jeune et plus vivant que son amant dans la pente de la vieillesse.
  • Bissibi’ngui. Le rival de Batouala, excellent guerrier, fin chasseur et d’une grande beauté s’éprend de Yassigui’ndja. Par la suite, il ne cessera de réfléchir au moyen de tuer son rival dans l’espoir de fuir avec sa compagne à Bangui.
  • Les Bandas. C’est l’ethniedes habitants des villages sous l’autorité de Batouala. Ils interviennent à travers le son omniprésent des tams-tams et autres instruments qui rythment le récit ainsi que dans la scène de la fête des « Ga’nzas » et lors des chasses. Le roman présente de nombreuses scènes de palabres entre ceux-ci et Batouala.
  • Djouma. Le chien de Batouala. À priori sans importance, le développement de ce personnage occupe pourtant de nombreuses pages dans le roman. De nombreux passage prennent en effet la perspective de Djouma, véritable témoin clandestin de nombreuses scènes. Il bénéficie entre autres d’un traitement relativement comique.
  • Les administrateurs coloniaux. Ils incarnent les maux et la brutalité que dénoncent René Maran. Ils sont absents physiquement de la majorité du récit et n’interviennent que pour disperser les Bandas, refusant toute aide lorsqu’ils sont sollicités par eux. Leur place dans le récit se fait essentiellement par l’intermédiaire des réflexions de Batouala ainsi que par les palabres des Bandas. Ils sont donc dépeints comme des personnes absurdes et cruelles.

Contexte d’écriture

Contexte global de la colonisation

Batouala, nourri de l’expérience personnelle de l’auteur, prend place en Oubangui-Chari, l’une des quatre colonies relevant du Gouvernement Général de l’Afrique-Équatoriale française et dans laquelle René Maran a opéré en tant qu’administrateur colonial. Celui-ci décrit dans la préface le lieu exact de l’action au moment de l’écriture (avant les changements administratifs successifs dans les années suivantes). Batouala prend place dans la circonscription (équivalent d’un département) de la Kémo (dont le chef-lieu, Fort-Sibut ou Krébédjé est situé à environ 190 km au Nord de Bangui) et plus précisément, dans la subdivision (équivalent à une sous-préfecture) de Grimari (située à 120 km environ à l’Est de Fort-Sibut)1. La colonisation de la zone se fait à la suite de la découverte du fleuve Oubangui par des explorateurs belges. Le territoire ainsi découvert est alors partagé entre la France et la Belgique de part et d’autre du fleuve, celui-ci marquant la frontière entre les deux puissances coloniales. L’Oubangui-Chari devient une colonie en 1906 et est intégrée à l’Afrique-Équatoriale française en 1910. La zone est peuplée de l’ethnie Banda, victime de travaux forcés dans le cadre du régime des compagnies concessionnaires (17 entreprises disposent de 50% de l’Oubangui-Chari, qui reste possédé par l’État) pour l’exploitation de l’hévéa par exemple. Basé sur des sociétés sans réelle envergure financière et purement spéculatives, le système périclite après la Première Guerre Mondiale et l’État prend le relais, tout en conservant les mêmes pratiques brutales dénoncées notamment dans la préface de Batouala1. La colonisation du territoire s’appuie à l’origine sur le thème de la mission civilisatrice avec une volonté affichée par la France de lutter contre l’esclavage puisque la zone est intégrée au circuit de la traite Atlantique depuis le xviiie siècle.

 

 

Réception du Goncourt

Un contexte français favorable aux mouvements noirs

Batouala reçoit le prix Goncourt dans un contexte français favorable aux mouvements noirs. Deux éléments en particulier : la forte implication des troupes noires dans la Première Guerre mondiale et l’implication de la France dans l’organisation du premier Congrès panafricain. La France emploie des troupes africaines depuis la fin du xixe siècle. Ces troupes étaient néanmoins déployées sur des théâtres d’opération nord-africains. Afin de limiter le recours à la conscription en métropole, ces troupes noires vont être déployées en Europe. La France recrute près de 7% de ses troupes dans ses colonies. Près de 600 000 africains sont mobilisés, en majorité issus du Maghreb ou de l’Afrique-Occidentale française. Les colonies africaines servent donc à la France de réserve en hommes. Afin d’inciter à l’engagement, des conditions avantageuses sont mises en place et renforcées en 1918 : les conscrits bénéficient d’exemptions fiscales, d’un emploi garanti au retour du front, des droits spéciaux pour leurs familles et, sous certaines conditions, peuvent recevoir la citoyenneté. À ces conditions s ‘ajoutent l’espoir d’ascension sociale : la nomination de Blaise Diagne, député noir né au Sénégal et directeur de Cabinet de Clemenceau, pousse à l’engagement. L’homme est responsable de la mission Diagne. Cette politique a des effets pernicieux sur place. La conscription prive les colonies d’hommes jeunes en âge de travailler et de payer des taxes. Ce fait s’ajoutant au retour des premiers combattants et corps mutilés, des révoltes éclatent et certains fuient vers des territoires hors de l’autorité française.

Premier Congrès panafricain (19-21 février 1919)

 

Le xxe siècle voit la question des conditions de vie des noirs devenir populaire. Aux États-Unis, la National Association for the Advancement of Colored People voit le jour en 1909, précédée par d’autres mouvements. Ces mouvements, menés par des intellectuels tels W. E. B. Du Bois, intellectuel militant pour les droits civiques, visent à améliorer les conditions de vies des noirs en s’appuyant sur la bourgeoisie progressiste blanche. Cette stratégie n’ayant mené qu’à l’échec, Du Bois oriente son combat vers la défense des noirs africains et contre l’exploitation de l’Afrique par les puissances occidentales. Pour ce faire, il veut organiser une conférence Pan-Africaine, celle-ci devant se tenir le même jour que la conférence de paix de Paris. Une pétition pour les droits des noirs doit être remise aux membres de cette dernière. La France voit dans ce congrès une opportunité de défendre les bienfaits de sa mission civilisatrice et autorise sa tenue les 19 et 21 février 1919, à Paris. Cette opportunité permet au gouvernement de montrer sa bonne volonté tout en contrôlant les débats. Le représentant de l’État français et président du congrès est Blaise Diagne (1872-1934), député noir d’origine sénégalaise. Les revendications sont modérées : le droit à l’éducation et à la propriété foncière pour les noirs africains, l’abolition de l’esclavage et du travail forcé. La modération de ces requêtes tient à l’absence de critique de fond du colonialisme français, orientation probablement influencée par la présence de Blaise Diagne. Jessie Fausset, essayiste présente au congrès, rapporte l’impression générale quant à la position de Diagne. Ce dernier est présent pour éviter la montée d’une critique radicale des empires coloniaux, en particulier du Congo belge. Une incompréhension s’installe entre afro-américains et noirs français, due aux pressions différentes subies par ces deux groupes. Les noirs américains subissent un régime de ségrégation raciale tandis que leurs homologues français, bien que connaissant des discriminations raciales, ont la possibilité de s’intégrer par l’assimilation. Des députés comme Diagne estiment que le système français reconnait ses troupes noires, tout du moins plus que les autres puissances occidentales. L’usage de célébrations pour valoriser l’empire et sa mission civilisatrice ne s’arrête pas au congrès Pan-Africain : il est réitéré en 1922, à l’exposition coloniale de Marseille ainsi, on l’aura compris, que le 15 décembre 1921. La réception du Goncourt par Maran est donc plus due à un climat politique, culturel et intellectuel déclenché par la Conférence Pan-Africaine. La vertu de Batouala se situe bien plus dans son influence politique que dans ses qualités littéraires.

Une critique particulière de la colonisation

Cette ambiguïté se retrouve aussi dans sa critique particulière de la colonisation. En effet, à travers Batouala et notamment sa préface, celui-ci condamne certains excès de la politique coloniale. On peut l’y voir par exemple parler les propos du ministre de la Guerre d’alors, André Lefèvre qui compare les comportements de certains fonctionnaires français en Alsace-Lorraine avec la situation au Congo français, ce qui montre pour Maran « que l’on sait ce qui se passe en ces terres lointaines et que, jusqu’ici, on n’a pas essayé de remédier aux abus, aux malversations et aux atrocités qui y abondent. » Dans le chapitre 5, il est aussi question de l’impôt déséquilibré en défaveur des noirs ainsi qu’au portage, au débroussaillage des routes ainsi qu’à l’exploitation du caoutchouc. Toutefois, même si Maran s’attaque à ces déboires, il confie tout de même le soin de réparer ces torts à la métropole, loin de remettre en cause la nature même de la colonisation, pourtant profondément liée aux déboires qu’il critique : « C’est à redresser tout ce que l’administration désigne sous l’euphémisme « d’errements » que je vous convie. La lutte sera serrée. Vous allez affronter des négriers. Il vous sera plus dur de lutter contre eux que contre des moulins. Votre tâche est belle. À l’œuvre donc, et sans plus attendre. La France le veut ! ». Maran oppose alors les négriers, les esclavagistes ou les français recourant au travail forcé contre les bons français, ses « frères de France, écrivains de tous les partis » dans lesquels il a foi en foi en leur générosité. Si ce fait ne rend pas René Maran ambigu quant à sa critique de la colonisation, il permet de comprendre à quel point celui-ci se sent proche de ses pairs lettrés de France. Il va même plus loin puisqu’il défend la justesse du maintien des colons sur place lors du début de la première guerre mondiale et déclare que : « L’abandon momentané de la colonie aurait produit les plus fâcheux effets sur les indigènes. Plus tard, il aurait fallu reprendre à pied d’œuvre tout ce qu’on a eu tant de peine à étayer au cours de longues années. II aurait fallu tout recommencer. Ces peuplades, qui sont toutes encore foncièrement anthropophages oublient vite. Absents les chats, les souris seraient vite revenues a leurs anciens errements. Et cela eut été désespérant de recommencer ce qui avait été, fait, et bien fait… ». Ce passage montre ainsi que Maran est un auteur assimilé et temporise ses critiques de la colonisation en les remettant à leurs places : celles de critiques visant à faire exécuter à la France sa promesse d’une action civilisatrice dont Maran reconnait la nécessité, légitimant de fait la colonisation.