Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt 2021 : « L’Afrique n’est pas à mettre à part dans l’histoire de la littérature » Le Monde Afrique 4/11/2021

Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt 2021 : « L’Afrique n’est pas à mettre à part dans l’histoire de la littérature »
Par Gladys Marivat, collaboratrice du « Monde des livres »
Le romancier sénégalais de 31 ans a remporté la prestigieuse distinction littéraire avec son quatrième roman, « La Plus Secrète Mémoire des hommes ».
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Au cœur du nouveau roman de Mohamed Mbougar Sarr, Prix Goncourt 2021, gît un livre entêtant : Le Labyrinthe de l’inhumain, publié dans les années 1930 par un auteur mystérieux et maudit, répondant au pseudonyme de T.C. Elimane. Tous les récits enchâssés qui composent La Plus Secrète Mémoire des hommes convergent vers cet écrivain africain fictif consacré puis écarté par la scène littéraire parisienne, après des accusations de plagiat.
Partout où il passe, pour tous ceux qui le lisent, Elimane est une obsession : pour de jeunes écrivains africains à Paris en 2018 et une poétesse haïtienne en Argentine ; pour sa famille au Sénégal et cette écrivaine dakaroise sulfureuse qui détient tous les secrets ; pour ses éditeurs malmenés sous l’Occupation et une journaliste littéraire convaincue que Le Labyrinthe de l’inhumaintue ceux qui le comprennent mal.
Né en 1990 au Sénégal, Mohamed Mbougar Sarr vit en France. Ses trois précédents romans – Terre ceinte, Silence du chœur et De purs hommes − ont remporté plusieurs prix. Après ces ouvrages consacrés au djihadisme, à la crise migratoire et à l’homosexualité au Sénégal, il livre ici un roman brillant, fiévreux, sensuel, travaillé par des questions littéraires et existentielles, qui transporte loin et marque longtemps.
Derrière T.C. Elimane, « le Rimbaud nègre » qui agite le Paris des années 1930, se devine la figure de Yambo Ouologuem, auteur malien consacré par le prix Renaudot en 1968 pour « Le Devoir de violence », avant d’être accusé de plagiat et de disparaître de la scène littéraire. Comment votre chemin a-t-il croisé celui d’Ouologuem ?
Je l’ai « rencontré » quand j’étais lycéen. J’avais un professeur qui me parlait sans cesse d’Ouologuem sans réussir à remettre la main sur son livre. Et puis, un jour, il l’a trouvé. Il me l’a donné en me disant : « C’est le plus grand livre de la littérature africaine francophone. » Son exemplaire était en mauvais état – déchiré et tronqué de plusieurs pages –, mais, dès la première lecture, et en ne comprenant pas tout, j’ai su que c’était quelque chose de grand.
J’ai recherché le livre pendant des années avant de trouver une version intégrale à mon arrivée en France. J’ai continué à le lire et à le relire parce que c’est ce livre, Le Devoir de violence, qui me stupéfie avant même la trajectoire d’Ouologuem.
Petit à petit, je suis arrivé à me dire que ce livre pouvait être le point de départ d’un roman qui dépasserait le seul cas d’Ouologuem pour toucher à des questions plus profondes que je me posais sur le sens de la littérature, le sens de la quête littéraire, le sens d’une enquête existentielle.
Ces questions, vous les posez à travers le personnage de Diégane, un écrivain sénégalais qui vit en France en 2018…
Diégane est un jeune écrivain qui a un groupe d’amis à Paris. Ensemble, ils commencent en littérature. Etant africains ou d’origine africaine, ils se retrouvent confrontés à une certaine marginalité à l’intérieur du milieu littéraire français. Ils se demandent quelle est leur place, s’ils doivent écrire pour plaire, se plier à un certain conformisme, se rebeller, comment échapper aux attentes et aux assignations exotiques, et tout simplement ce qu’il faut écrire à cet âge-là si l’on veut être un petit peu singulier.
« La Plus Secrète Mémoire des hommes » se déploie de manière labyrinthique, avec des récits polyphoniques et polymorphes qui tentent de percer le mystère de T.C. Elimane. Pourquoi avoir choisi ce type de narration ?
Avec cette structure en spirale descendante, faite de plusieurs récits qui s’emboîtent les uns dans les autres, je voulais montrer qu’en réalité, dans la construction d’un roman, il y a une part de jeu avec la bibliothèque qu’on porte en soi, qu’on ne peut pas l’exclure complètement. Si on le fait, c’est toujours avec plus ou moins d’habileté en cachant d’où l’on vient. Moi, je ne voulais pas cacher d’où je viens, ma généalogie littéraire.
Ces récits dessinent la trajectoire de T.C. Elimane, du Sénégal colonisé au Buenos Aires des années 1950, en passant par le Paris de l’Occupation. Plus que dans une géographie, il semble se déplacer dans la littérature elle-même…
C’est une illustration de l’idée que je me fais de la littérature comme un univers ouvert à tout le monde. Il s’agissait aussi de montrer que l’histoire du XXe siècle peut être vue à travers les histoires d’écrivains et que, par ces écrivains, ces livres, on pouvait aussi accéder à des écrivains africains. L’Afrique n’est pas à mettre à part dans l’histoire de la littérature. Elle appartient à cette République mondiale des lettres. Et puis j’avais envie de sortir du face-à-face entre Afrique et Occident, en déplaçant la trajectoire d’Elimane sur le continent sud-américain. Et, par-delà, sur le continent Littérature, qui est le seul qui vaille pour les écrivains.
Il y a dans la quête littéraire d’Elimane quelque chose de destructeur, comme si, pour lui, la littérature s’oppose à la vie…
Elimane est dévoré par l’idée du livre ultime. Et cette idée est si forte qu’elle finit par l’obséder tout entier, au point qu’il se coupe de toute attache pour se mettre dans un face-à-face horrible, mais qui touche à l’absolu, avec la littérature. Son destin, la violence de la réception de son Labyrinthe de l’inhumain, fait qu’il finit par se perdre aussi. Il est dans une solitude fondamentale. Et son destin est aussi celui d’un homme qui tente petit à petit de revenir à cette famille qu’il a délaissée, et dont il a été éloigné pendant de longues décennies.
« La Plus Secrète Mémoire des hommes » parle aussi de l’engagement du lecteur. Comment ?
Lire, c’est rencontrer l’âme d’un écrivain. Cette âme est puissante. On ne s’en débarrasse pas facilement. Elle hante nos pensées, nos cauchemars. Pour moi, la littérature est une expérience, qui va au-delà du divertissement, du plaisir, du moment de détente. C’est un engagement existentiel profond pour le lecteur, puisque – des écrivains comme Borges et Umberto Eco l’ont dit bien avant moi – un lecteur, quand il lit pleinement, participe aussi à l’élaboration du texte, de son sens.
On célèbre cette année le centenaire du Goncourt attribué à René Maran, premier écrivain noir à avoir été récompensé par le prestigieux prix. Vous avez signé la préface de la réédition d’« Un homme pareil aux autres », du même auteur, aux Editions du Typhon. Un siècle plus tard, vous recevez ce prix. Y voyez-vous un symbole ?
Maran a beaucoup souffert de cette réduction à « c’est un Noir qui a eu le Goncourt », comme s’il n’était pas d’abord un écrivain dont le roman a été jugé distinguable par le jury du Goncourt. Aujourd’hui, je reçois ce prix. J’espère, je pense que mon livre n’a pas été distingué parce qu’il a été écrit par un auteur noir. Un livre a été écrit, il se trouve que l’auteur est africain. C’est ainsi, pas l’inverse.
A partir de là, il faut voir ce que ce Goncourt peut envoyer comme signal à l’espace francophone, aux écrivains africains, aux écrivains noirs qui écrivent en français et qu’on ne voit pas assez, qu’on ne lit pas assez. Dans un monde idéal, on ne devrait pas trouver cela exceptionnel. Je pense que nous n’en sommes pas encore là. Mais dans quelques années, j’espère que ça paraîtra tout à fait normal qu’un Camerounais, un Congolais, un Haïtien ou un Guadeloupéen obtienne ce prix. Qu’on ne soit pas obligé de dire : il est noir.
T.C. Elimane a disparu après le succès de son roman, tout comme Yambo Ouologuem après son Renaudot. Comptez-vous quitter la scène littéraire après votre Goncourt ?
Je pourrais bien être tenté de répondre : « On verra. » En principe, je devrais faire l’effort d’écrire. Mais on ne sait jamais. Peut-être que l’appel du chemin d’ombres sera plus fort, et qu’ensuite j’irai réparer des filets de pêche chez moi, c’est une possibilité. Disons que si j’estime ces prochaines années que je n’ai plus rien à dire, je me tairai avec beaucoup de joie.